La pitié dangereuse de Stefan Zweig
Voici un livre qu'on n'oublie pas. Le titre du roman, assez brut, invite immédiatement à un questionnement : "la pitié dangereuse". Dangereuse ?
Stefan Zweig (1881 - 1942), écrivain autrichien et juif, rêve en humaniste d'une Europe pacifiée. Dès 1933, ses livres sont brûlés en autodafé dans les villes allemandes et autrichiennes. En 1942, en exil au Brésil, rompu par les progrès du nazisme, il se suicide avec sa femme.
A la veille de la Première Guerre mondiale dans une petite ville de garnison autrichienne, Hofmiller, un jeune officier de vingt-cinq ans, fait la connaissance de la riche famille de Kekesfalva, dont la fille, Edith, est paralysée. Pris de pitié pour la jeune fille, l'officier lui tient compagnie et les visites se succèdent, tant et si bien que la jeune paralysée tombe follement amoureuse du jeune homme.
La quatrième de couverture, malheureux texte, nous apprend froidement que "cet amour impossible finira tragiquement"... Mais dès les premières pages, dès le titre même, on le sait. Cependant, rien n'est plus grossier que de devoir le lire sur la jaquette de l'éditeur commercial ; on préfèrerait laisser cette sensation naissante résonner intérieurement, de plus en plus fort, au fil de la lecture, comme une intuition.
Le livre fait réfléchir sur le sentiment de pitié. Zweig insiste bien sur cette notion, sans évoquer celle de compassion. Si la compassion est ce "sentiment qui incline à partager les maux et les souffrances d'autrui", la pitié est un "sentiment d'affliction que l'on éprouve pour les maux et les souffrances d'autrui et qui porte à les soulager". Quelques degrés de langage séparent donc ces deux mots. A quel niveau peut-on dire que l'on ressent de la pitié ? Comment réagir face à ce sentiment et quel comportement adopter ?
Lors de la première rencontre, Hofmiller invite Edith à danser, ignorant qu'elle est paralysée. Cette terrible maladresse provoque chez la jeune fille une crise violente. A force de visites, un sentiment de plus en plus fort envahit le jeune officier : "Ce n'est pas la souffrance imaginée qui vous consterne et vous anéantit, c'est celle que l'on a vue de ses propres yeux."
Lorsque la jeune paralysée tombe amoureuse, ce n'est pas une légèreté du coeur. En effet, dans le bouillonnement des pensées, des désirs, des souffrances et dans l'espoir de la guérison, la passion est de celles qui font vivre ou mourir. Cet "abîme du sentiment" est d'autant plus immense que le corps qui l'abrite est prisonnier. Lorsque l'intimité scelle des liens, soude les caractères, au stade du non-retour, le jeune officier est acculé : la jeune fille se tuera s'il refuse son amour.
La difficulté à laquelle le jeune homme est confronté est d'autant plus infernale qu'elle met en jeu la vie d'une femme. Zweig propose une solution, mais celle-ci implique un choix de sacrifice : cette solution se nomme "la pitié créatrice", "la seule qui compte", celle qui "sait ce qu'elle veut et est décidée à persévérer jusqu'à l'extrême limite des forces humaines" (moralité religieuse à part).
Mais l'immaturité du jeune officier et sa faiblesse le conduisent à osciller perpétuellement entre la nécessité de vivre et le souci de ne pas causer la mort de la jeune fille par un refus. C'est ainsi qu'il se fiance malgré lui ; en effet, "un mensonge, s'il rend quelqu'un heureux, a plus d'importance que toutes les vérités." Ainsi, en voulant échapper à la terrible responsabilité de la mort d'Edith, il en oublie de prendre ses responsabilités vis-à-vis de lui-même. C'est là son dilemme : se sacrifier pour la bonne cause ou avoir une mort sur la conscience ? Mais le sentiment de pitié qu'il ressent ne se traduit que par "l'impatience du cœur de se débarrasser le plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d'autrui, qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l'âme contre la souffrance étrangère." Sa jeunesse, sa lâcheté et son esprit contradictoire l'empêchent d'adhérer à l'idée : "On s'élève en se donnant, on s'enrichit en compatissant aux maux d'autrui."
Zweig nous rappelle que la pitié, lorsqu'elle est un engagement de sentiment, devient une très lourde responsabilité.
La lecture de ce roman ne se déroule pas comme une calme distraction, mais plutôt comme une course endurante vers l'empire des émotions. Lorsqu'on atteint un stade où la lecture s'interrompt continuellement par le besoin de digérer humainement les passages qu'on vient de lire, il n'est pas malhonnête de dire que le livre nous transforme. N'est-ce pas là toute la puissance d'un romancier, lorsqu'il nous bouleverse ?
La subtilité des analyses, la finesse des descriptions et la simplicité d'écriture transportent le lecteur à un haut degré de réflexion sur les comportements. Je recommanderais La Pitié dangereuse à tout lecteur en mal d'un bon livre car celui-ci, en plus d'être un chef-d'œuvre, ne peut pas se laisser ignorer.
La quatrième de couverture, malheureux texte, nous apprend froidement que "cet amour impossible finira tragiquement"... Mais dès les premières pages, dès le titre même, on le sait. Cependant, rien n'est plus grossier que de devoir le lire sur la jaquette de l'éditeur commercial ; on préfèrerait laisser cette sensation naissante résonner intérieurement, de plus en plus fort, au fil de la lecture, comme une intuition.
Le livre fait réfléchir sur le sentiment de pitié. Zweig insiste bien sur cette notion, sans évoquer celle de compassion. Si la compassion est ce "sentiment qui incline à partager les maux et les souffrances d'autrui", la pitié est un "sentiment d'affliction que l'on éprouve pour les maux et les souffrances d'autrui et qui porte à les soulager". Quelques degrés de langage séparent donc ces deux mots. A quel niveau peut-on dire que l'on ressent de la pitié ? Comment réagir face à ce sentiment et quel comportement adopter ?
Lors de la première rencontre, Hofmiller invite Edith à danser, ignorant qu'elle est paralysée. Cette terrible maladresse provoque chez la jeune fille une crise violente. A force de visites, un sentiment de plus en plus fort envahit le jeune officier : "Ce n'est pas la souffrance imaginée qui vous consterne et vous anéantit, c'est celle que l'on a vue de ses propres yeux."
Lorsque la jeune paralysée tombe amoureuse, ce n'est pas une légèreté du coeur. En effet, dans le bouillonnement des pensées, des désirs, des souffrances et dans l'espoir de la guérison, la passion est de celles qui font vivre ou mourir. Cet "abîme du sentiment" est d'autant plus immense que le corps qui l'abrite est prisonnier. Lorsque l'intimité scelle des liens, soude les caractères, au stade du non-retour, le jeune officier est acculé : la jeune fille se tuera s'il refuse son amour.
La difficulté à laquelle le jeune homme est confronté est d'autant plus infernale qu'elle met en jeu la vie d'une femme. Zweig propose une solution, mais celle-ci implique un choix de sacrifice : cette solution se nomme "la pitié créatrice", "la seule qui compte", celle qui "sait ce qu'elle veut et est décidée à persévérer jusqu'à l'extrême limite des forces humaines" (moralité religieuse à part).
Mais l'immaturité du jeune officier et sa faiblesse le conduisent à osciller perpétuellement entre la nécessité de vivre et le souci de ne pas causer la mort de la jeune fille par un refus. C'est ainsi qu'il se fiance malgré lui ; en effet, "un mensonge, s'il rend quelqu'un heureux, a plus d'importance que toutes les vérités." Ainsi, en voulant échapper à la terrible responsabilité de la mort d'Edith, il en oublie de prendre ses responsabilités vis-à-vis de lui-même. C'est là son dilemme : se sacrifier pour la bonne cause ou avoir une mort sur la conscience ? Mais le sentiment de pitié qu'il ressent ne se traduit que par "l'impatience du cœur de se débarrasser le plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d'autrui, qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l'âme contre la souffrance étrangère." Sa jeunesse, sa lâcheté et son esprit contradictoire l'empêchent d'adhérer à l'idée : "On s'élève en se donnant, on s'enrichit en compatissant aux maux d'autrui."
Zweig nous rappelle que la pitié, lorsqu'elle est un engagement de sentiment, devient une très lourde responsabilité.
La lecture de ce roman ne se déroule pas comme une calme distraction, mais plutôt comme une course endurante vers l'empire des émotions. Lorsqu'on atteint un stade où la lecture s'interrompt continuellement par le besoin de digérer humainement les passages qu'on vient de lire, il n'est pas malhonnête de dire que le livre nous transforme. N'est-ce pas là toute la puissance d'un romancier, lorsqu'il nous bouleverse ?
La subtilité des analyses, la finesse des descriptions et la simplicité d'écriture transportent le lecteur à un haut degré de réflexion sur les comportements. Je recommanderais La Pitié dangereuse à tout lecteur en mal d'un bon livre car celui-ci, en plus d'être un chef-d'œuvre, ne peut pas se laisser ignorer.